Aucune excuse ne sera valable. Il faut absolument aller traîner ses guêtres dans le Pays de la Loire pour y découvrir l’histoire passionnante et complexe de cette abbaye qui tient plus de la cité que du simple couvent. Son titre de « royale » rappelle que le sang noble y est passé et qu’elle mérite donc de l’attention. De l’attention, vous pouvez lui en donner, car non seulement elle a été la cité monastique la plus puissante de France, mais elle a également défrayé la chronique en se muant en prison au XIXe siècle. Aujourd’hui centre culturel actif et entreprenant, la belle aux pierres pures et à la restauration impeccable ne désemplit pas : 200 000 visiteurs par an ; chiffre qui devrait bientôt augmenter d’une unité…
Fontevraud, une abbaye féminine et imposante
Chevet de l'église abbatiale
Fontevraud n’était au début qu’une simple bourgade pourvue d’une fontaine dite d’ « Evraud ». Robert d’Arbrissel, Breton d’origine, va changer la donne et lui ouvrir un destin d’exception. Ce fils de prêtre, déçu par la vie séculière, se convertit un temps à l’errance et à la pauvreté, avant que le pape Urbain II ne l’incite à prendre l’habit de missionnaire. Parcourant les régions, il s’entoure alors peu à peu d’une communauté de fidèles bien pourvue en femmes d’origines diverses (d’anciennes prostituées font face à des membres de l’aristocratie locale). Il fonde alors une première institution à la Roë pour partager avec ses disciples la ferveur qui l’anime.
En 1101, quelques années plus tard, son groupe se fixe au fond d’un vallon : le vallon de Fontevraud. L’originalité de ce nouvel espace religieux ? La mixité ou plutôt la dualité. Car Robert d’Arbrissel, s’il ose réunir en un même lieu moines et moniales, ne va pas jusqu’à les faire cohabiter dans les mêmes bâtiments. L’homme de foi est réputé pour ses mœurs douteuses (il disait s’entourer de femmes pour « éprouver sa chasteté ») mais les interdits de l’époque restent tout de même plus tenaces que sa tendance libertine. L’espace sera donc divisé en quatre, dotant ainsi Fontevraud du même nombre de monastères. Là encore, le scandale est proche : 3 sont consacrés aux femmes et un seul aux hommes. Un tel éloge de la féminité est peu courant à cette époque médiévale pendant laquelle la virilité du chevalier impose un portrait d’homme fort, courageux et finalement supérieur. Fontevraud n’a rien du champ de bataille si ce n’est que l’on se bat contre le péché. Le silence règne en maître et les femmes aussi ; car ici ce n’est pas un abbé qui tient les rênes de la prière mais une abbesse.
Plan de l’abbaye de Fontevraud
Trente six s’y succéderont et pas des moindres. La première, Pétronille de Chemillé est choisie pour son statut de veuve et gère seule les 400 religieuses dominant de leur nombre les 100 hommes du monastère St.-Jean (celui consacré aux hommes et qui n’est même pas à l’intérieur de l’abbaye !). Les suivantes feront intervenir le sang royal puisque cinq d’entre elles seront des Bourbon. La dernière vaut d’être mentionnée pour son nom à faire faillir les mémoires les plus entraînées : Sophie Julie Gilette de Gondrin de Pardaillan d’Antin (1765-1790). Sûrement d’origine noble, elle aussi… Peut-être pourrions-nous nous contenter de Julie-Sophie d’Antin ? On comprendra non ?
Eglise abbatiale vue depuis
le cloître du Grand-Moûtier
Pendant sept siècles, l’abbaye de Fontevraud rayonne et reste l’une des plus grandes d’Europe. Les nonnes y prient sans relâche et se croisent en silence dans le cloître du Grand-Moûtier. Seule la salle du chapitre, joliment pourvue de fresques figurant la passion du Christ, donne le droit de délier sa langue. Hélas, tout le monde n’y est pas admis(e) et seules quelques chanceuses ont le droit d’y pénétrer (d’où l’expression « avoir voix au chapitre »). Elles se retrouvent toutes cependant lors des repas dans le vaste réfectoire ou lors des messes dont l’écho raisonne sous les voûtes rondes de l’imposante église abbatiale. La lumière qui parvient jusqu’aux missels entrouverts est impressionnante pour un tel lieu. Elle se réverbère sur la pierre blanche des parois et du sol, incitant les fidèles à plisser les yeux pour suivre la prière du jour.
Les moments de dévotion alternent avec les périodes plus manuelles consacrées au travail. Chacun des monastères a sa spécialité. Le plus grand, celui qui regroupe l’abbatiale, les dortoirs et les énigmatiques cuisines romanes au toit piquant, est réservé aux « contemplatives ». L’infirmerie St-Benoît y est rattachée et oblige les spécialistes de la prière à élargir leurs talents au médical. Les « converses », travailleuses et ménagères, sont rassemblées dans le couvent Ste Marie-Madeleine. Le dernier prend le nom de St-Lazare et soulage les maux des lépreux en les abritant sous son toit pour les soigner et les délivrer de leurs souffrances (l’hostellerie occupe aujourd’hui cet espace). Enfin, le monastère St-Jean, hébergeant les hommes, les éloigne vers une zone hors les murs et riche en pierre (démantelé par la suite pour devenir une carrière). Il est le seul à avoir été détruit et à ne plus pouvoir témoigner de sa prestance.
Vue aérienne de l'abbaye de Fontevraud
Vaste, diverse et au carrefour de trois évêchés, l’abbaye de Fontevraud devient donc rapidement une cité monastique puissante qui irradie la région par son architecture élégante et sa communauté féminine. Cet essor, cette domination dureront sept siècles. Sept siècles au cours desquels l’institution régnera en papesse dans le monde clérical. Mais la Révolution décide d’interrompre son triomphe et l’année 1792 constitue un véritable tournant dans l’histoire de la démentielle abbaye. De la gloire d’un haut lieu de la chrétienté, elle passe à la honte d’une citadelle pénitentiaire. L’enfermement volontaire des nonnes prend fin et des prisonniers viennent occuper les lieux, contre leur gré cette fois-ci. La privation de liberté n’est plus voulue mais forcée, pour le bien de la société dit-on, pour punir et enfermer les pires tyrans du XIXe siècle, pour cacher cette partie de la société marginale et déviante. Le pan de l’histoire noire de Fontevraud s’ouvre.
Sophie Graffin
Publié le 16/09/2010
Crédits photos : © Arnault Cantreau - CCO ; © S. Graffin ;
© François Place – CCO ; © Anne-Sophie-Ascher-CCO