Intro
Le soleil réchauffe le versant montagneux où vient s’accrocher le monastère. Assis près d’un moine, nous laissons aller nos esprits au rythme lent des sonorités d’outre tombe qui sortent des trompes en cuivre géantes. Drapé de son long morceau d’étoffe grenat, le lama souffle l’écho du vent et des torrents réunis. Au dessus, le ciel est d’un bleu intense et limpide, impassible à l’agitation des hommes.
- Vers où allez-vous ? nous demande le lama en reprenant respiration.
- Nous allons suivre le Mékong, à pied jusqu’au sud de la Chine, ensuite le Vietnam, en vélo.
C’est loin.
Tout au long de son cours et au rythme lent de notre avancée en solitaire nous souhaitons établir un constat écologique du fleuve. Nous partons du Nord du Sichuan, en plein cœur du Tibet Oriental. De ces hauts plateaux naissent les plus grands fleuves d’Asie, tous de sources glaciaires. En raison de son altitude et de sa couverture neigeuse, le plateau tibétain est très sensible au réchauffement climatique. Les glaciers y diminuent plus vite que dans le monde entier. Si le rythme actuel se poursuit, les plus sombres prévisions indiquent qu’ils pourraient avoir disparu en trente ans. La glace fond, les fleuves s’assèchent et les côtes sont rongées par l’érosion, menaçant des populations entières. La faune et la flore ressentent également les effets de la chaleur. En Chine, la fonte risque dans un premier temps d’augmenter le débit des cours d’eau et provoquer des inondations catastrophiques. A terme, des pénuries d’eau pour les millions de personnes en amont qui dépendent des fleuves.
En suivant le cours de l’eau nous traversons des petits hameaux de maisons de pierres. Les hommes vivent là où la montagne leurs laissent de la place. Les portes de bois sont décorées de symboles séculaires interdits jusqu’ à il y a peu. Sur les toits plats flottent à nouveau les bannières de prières, après cinquante années d’oppression chinoise. Une dizaine de stûpas blancs encerclent les villages. Nous rencontrons les khampas, cette race de rois et d’hommes libres qu’Alexandra David Néel dénommait les « brigands gentilshommes ». C’est dans cette région que la résistance « anti-chinoise » et l’esprit d’indépendance est le plus fort. Les hommes qui nous entourent sont vêtus de manteaux de peaux, ceints d’un turban rouge où s’accroche un long poignard dans son fourreau. Leurs longs cheveux noirs orné d’un corail bleu. Certains portent à l’oreille gauche une grosse boucle de turquoise. A 4600 mètres un grand vent balaie sans relâche les longues plaines d’altitudes. Une route de l’autre côté du col, un ruban noir qui déroule à l’infini sur la table tibétaine. Au tournant d’un virage, des centaines de taches sombres et noires, autant de yacks qui broutent l’herbe rase et grillée. Une tente sombre et solitaire se dessine au lointain sur un vallon. Elle devient l’objectif à atteindre, notre bonne étoile. Nous allons vivre au rythme des nomades plusieurs semaines...
1000 kilomètres plus tard nous rencontrons la diversité ethnique des montagnes du Yunnan. Nous dressons la tente au pied du « Pic de Dragon de Jade » avant de rejoindre les villes musées de Lijiang, Dali, puis nous achetons un vélo et continuons vers le Laos.
Bifurquant à l’Ouest nous amorçons une longue descente jusqu’au Mékong. Une écœurante chaleur moite remplit le fond des vallées. Du sol terreux monte par émanations des ondes tièdes et une odeur végétale. Couchés à même le sol nous attendons la descente du soleil sous une habitation. Nous croisons la misère des villages, la fatigue des gestes et des regards, les guenilles rapiécées et la morve aux nez de dizaines d’enfants. Des adolescents détournent leurs visages amochés, leurs arcades sourcilières et lèvres défoncés. Beaucoup de jeunes laotiens pratiquent la boxe thaïe, terrible pour leurs organismes. On envoie des enfants de dix ans sur le ring dans des conditions souvent douteuses. Leurs blessures attendrissent même leurs parents.
La sagesse accompagne les fleuves dicton d’Henri Michaux dans son livre Un barbare en Asie, trouvé au rayon d’un bouquiniste. Je me méfie des dictons et de la sagesse, mais n’ignore pas ce qu’un fleuve apporte à une ville tel que Luang Prapang. C’est le matin et la vie religieuse s’éveille. Le centre ville n’est qu’une succession de temples et de monastères, de statues et de bouddhas qui ne cherchent qu’à expliquer les éternelles questions de l’humanité : « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Pourquoi nous ? Où allons-nous ? ». Les monastères trônent au centre de larges cours, les toits sont constitués de plusieurs couches qui se superposent. Les tuiles brillent et jouent avec les premiers rayons du soleil, clin d’œil des nagas, les dieux serpents qui veillent sur les lieux aux quatre coins des toitures.
Du haut des crêtes, la vue nous permet de voir l’immense jardin laotien, avec ses cours d’eau et ses rivières étagées. Nous pensons à la perspective superposée proposée par la peinture chinoise. L’eau, la terre et la brume en autant de couches. Le paysage parle de la Chine du Sud, la culture et les corps parlent de l’Inde. Etreinte indissociable, Indochinoise. La route étroite longe les crêtes déboisées, parfois invisible sous une épaisse couverture de taillis forestiers. La culture sur brûlis a détruit d’immenses parcelles forestières. Nous franchissons notre ultime col entre deux monts noirs et brumeux, derniers escarpements culminants à plus de deux mille mètres. Puis la route descend interminablement sur plus de quarante kilomètres. En aval, les alentours de la province révèlent des lieux saisissants au décor magique. Près de la rivière, les minorités camouflent leurs villages derrière des bambouseraies et résistent à l’acculturation. L’esthétique de leurs habitats, de leurs objets usuels ; les costumes et les bijoux somptueux en sont les preuves les plus resplendissantes. Les grands-mères tissent, les jeunes filles parées de leurs habits traditionnels jouent à la balle. Les gamins trottinent, le pantalon commodément fendu. Une seule concession à la modernité, quelques installations d’électricité solaire et la radio sur batterie. Le style de vie des ethnies semble très simple. Animiste, ils ne vivent que dans l’instant présent.